Quelques jours après l’équinoxe d’automne, une mission de reconnaissance s’élança depuis les zones humides du littoral du centre du Viêt Nam, s’engageant sur la route nationale quelque part entre Hoi An et Danang. Cette expédition hétéroclite prit la route avec un mélange de courage viscéral et d’une légère appréhension. Une bande de bohèmes, de gourmets et de passionnés de photographie quittant pour la première fois le refuge sûr du Một Mét Studio. Il était temps de tester le studio mobile de plaques au collodion humide — au-delà du simple concept. Le convoi progressait lentement, déterminé et concentré, à travers les volutes de fumée des brûlis post-récolte de riz, pénétrant dans les caprices météorologiques annonciateurs de la saison des pluies. Ce qui pouvait mal tourner faisait partie du plan : repousser les limites de cette approche inédite, littéralement porter l’exposition sur la route. Embarqué dans leur convoi progressant prudemment à travers les sables du littoral, l’Institut français du Vietnam a recueilli le témoignage direct de cette expédition.

Quand un cirque arrive en ville, les gens s’attroupent. Les plus curieux s’approchent d’abord, bravement, mettant de côté leurs inhibitions initiales. Qui sont ces étrangers ? Que font-ils là-dedans ? À mesure que le laboratoire mobile s’anime, l’alchimie qui s’y opère crée une force d’attraction propre, captivant les villageois intrigués par ce mélange ésotérique de rigueur scientifique et d’art expérimental.
Boris Zuliani, le photographe, hume l’air, une cigarette au coin des lèvres, tandis qu’il enfile une paire de gants chirurgicaux. Son regard embrasse chaque détail de la scène autour de lui alors qu’il prépare le premier des nombreux clichés à saisir dans la lumière du matin. Il doit aller vite : plus la journée se réchauffe, plus les éléments de son arsenal volatil deviennent instables.
Éther, nitrocellulose (ou coton-poudre) et méthanol — autant d’ingrédients essentiels à sa technique du collodion humide, mais à quelques faux pas seulement d’une réaction explosive. Puis vient le nitrate d’argent, qui, combiné au lithium et à l’iodure, confère à l’ensemble sa sensibilité à la lumière, juste avant l’exposition. Boris Zuliani ajuste ses lunettes vintage sur l’arête de son nez et, d’un geste sûr, enchaîne les séquences qu’il connaît par cœur. Sa précision ouvre un champ infini de possibles pour le résultat artistique final.
À l’arrière d’un Suzuki transformé en laboratoire ambulant, il a installé un espace sur mesure fait de panneaux de bambou compressé : rangements pour plaques de verre 10×10 cm, tiroirs et plateaux stabilisant béchers et pipettes, orifices gantés permettant à ses mains noircies de manipuler les plaques sous lumière infrarouge dans la mini-chambre noire de cette boîte de bambou. Près du râtelier d’urgence où pendent une machette carrée et une petite hache, Boris est entouré de bidons suspendus contenant ses liquides essentiels — leurs températures sont maintenues grâce à une douzaine de bouteilles d’eau glacée. Ce bricolage ingénieux maintient l’ensemble entre 20 et 25°C : un équilibre fragile, à préserver pour éviter que les produits, notamment le nitrate d’argent, ne se troublent sous l’effet de la chaleur ou du froid. Cette révélation — comme toute découverte digne de ce nom — arrive au troisième jour de route : placer la glace au plus près du réservoir de nitrate d’argent, prolongeant ainsi chaque séance extérieure jusqu’à deux ou trois heures.
Sur le terrain, chaque minute compte. Cinq minutes en tout : installer la caméra, préparer la plaque, photographier, développer et fixer l’image. Grâce à l’aide précieuse de Thomas Dessein, photographe lui aussi, cette contrainte devient surmontable — sa patience et sa méticuleuse mise en place rendent la manœuvre fluide. Une fois qu’il s’engage sur un cadre, explique Boris, la préparation doit être à la fois efficace et concentrée : la moindre distraction l’oblige à s’adapter rapidement ou à reporter son attention sur un autre sujet.
« Tout est unique. Parfois, on peut faire deux prises du même cadrage, mais pas plus. Comme un sniper, il faut être rapide et d’une précision mortelle à chaque tir », confie Boris.
Dans les villages côtiers, les pêcheurs s’affairent à leurs bateaux ou à leurs filets, tandis que les cafés de plage restent clairsemés au petit matin. Sur le quai, une petite équipe arrive avec une marmite fumante de soupe de canard, des nouilles grossièrement coupées et un bouillon d’os. Les dockers se jettent avidement sur la nourriture après le quart de l’aube, durant lequel ils remplissent les bateaux de glace avant le prochain voyage vers la mer de l’Est. Quand les navires reviennent, la même main-d’œuvre décharge la dernière pêche des bateaux restés en mer pendant plusieurs nuits. Ainsi se perpétue le cycle de la mer : quête incessante des bancs de poissons qui nourrissent et font vivre les communautés côtières du nord au sud du pays.

Des rangées de lumières ornent le haut des gréements des plus grands bateaux de pêche, prêtes à illuminer l’océan et à attirer les calmars des profondeurs. Sur le pont, les cordages s’enroulent en motifs serrés, sur des navires aux teintes bleu, rouge, blanc et jaune, ponctuées de la rouille des lourdes ancres. À la proue, des yeux en amande scintillent de larmes salées, toujours aux aguets pour prévenir les marins de tout danger rôdant dans l’eau.
Boris scrute les lieux d’un œil exercé, analysant objets, lignes et couleurs, imaginant déjà la traduction de tout cela dans les nuances de gris d’un ambrotype au collodion humide. Pour l’observateur attentif, il est le maître de piste de cette troupe itinérante. Mais pour les habitants des villages traversés, il apparaît plutôt comme un matador solitaire, invitant le public à se mesurer à ce qu’il tire de son cabinet de curiosités.
D’un geste ample, il agite sa cape noire doublée de rouge et sort du van, une Technica vintage grand format montée sur trépied à la main. Il la pose au sol, se penche sous la muleta pour un dernier regard dans le viseur. La plaque de verre, fraîchement enduite de collodion, est verrouillée dans la chambre. Un posemètre mesure la lumière ambiante, mais seule l’expérience lui dit comment la chimie réagira ce jour-là. Attentif au ciel, il ajuste sa mise en scène pour saisir le contraste parfait, équilibrant perspective et détail.
« Le collodion ne réagit qu’à la partie bleue du spectre RVB — la variabilité des UV influence donc énormément le rendu », explique-t-il. « Le posemètre aide, mais il ne mesure pas les UV. Pour un bon résultat, je dois parfois régler l’ouverture avec jusqu’à cinq diaphragmes d’écart par rapport à la mesure, selon la lumière UV. Je n’ai rien pour le calculer, sinon mes yeux. »
Seule l’expérience permet d’approcher la justesse. Parfois, il faut shooter, recalibrer, recommencer — jusqu’à capturer enfin l’essence de la composition. Même une seconde prise peut être bouleversée par le temps, la lumière ou le mouvement du sujet. Chaque image devient ainsi une fusion singulière d’art et de science, un instant suspendu où le hasard rencontre la maîtrise, ravivant cette technique du XIXᵉ siècle dans toute son imprévisibilité. Pour Boris, cette résistance à la numérisation, incarnée par l’instabilité du collodion, est le cœur même de sa quête d’une perfection insaisissable.
Son savoir-faire, il le doit à ses années passées dans l’industrie de la mode, notamment au regretté Studio des Plantes. Il aborde encore aujourd’hui ses plaques au collodion comme une séance de studio : interaction avec les gens, les lieux, la lumière — tirer le meilleur de ce que le moment offre. Son professionnalisme reste intact, mais sans penser en termes de produit : seul son regard exigeant détermine si une plaque atteint son idéal esthétique.
« Quand je shoote, j’ai toujours l’état d’esprit d’une commande éditoriale. Mais la différence est énorme : en studio, tout est sous contrôle — lumière, température, mouvement. Dehors, c’est une autre histoire. Sur la route, je me sens comme un producteur de cinéma : il faut penser vite, composer mentalement l’image et tout mettre en place avant que la scène ne change. Dehors, rien n’est prévisible. »
Boris sait que la maîtrise demande du temps : « Je dois me garder d’être nostalgique ou trop émotif avec mes sujets. Je sais que je dois encore photographier beaucoup pour être pleinement satisfait. Chaque prise est une étape de plus dans mon évolution. »
Sur le terrain, le temps compté impose des tactiques de guérilla : arriver, installer, repérer, confirmer le sujet, échanger, préparer la plaque, photographier, développer, manger, boire — puis repartir sans laisser de trace, hormis quelques empreintes de pneus et quelques gouttes de révélateur. Chaque erreur affine la méthode, chaque rencontre ouvre de nouvelles perspectives. À travers la plaque de verre, Boris sourit à ce que l’expérimentation lui enseigne : chaque découverte devient une bifurcation nouvelle sur sa route, un infime déplacement qui enrichit l’image.
« Ce studio mobile m’ouvre de nouvelles perspectives. Je veux découvrir d’autres lieux et y rester plusieurs jours. Ce n’est qu’ainsi qu’on tisse des liens, qu’on découvre de nouveaux sujets », confie-t-il.

« Quand j’ai le temps de faire des erreurs, j’apprends plus vite. Si nous avons le luxe de répéter jusqu’à atteindre le bon résultat, c’est vraiment ce dont j’ai besoin pour affiner mon approche. Je dois comprendre toutes les variables propres à chaque lieu et m’y adapter jour après jour. C’est mon apprentissage continu du collodion humide. »
Boris reste obsédé par ce qu’il appelle la peinture avec la lumière, repoussant les limites des matériaux photosensibles pour créer des textures et des tonalités uniques. En 2017, il quitte Hanoi pour s’installer dans un garage poussiéreux à la périphérie de Hoi An, où il commence à expérimenter le collodion humide — notamment avec la série Wanted!, portraits d’ouvriers réalisés en collaboration avec Kyara Arthouse (dont une sélection figure dans l’exposition Photo Hanoi ’25), tout en construisant avec son épouse le Một Mét Studio.
Entre ses poutres d’acier et ses murs de brique, le studio s’ouvre au sud-est sur les zones humides par de grandes baies vitrées laissant entrer la lumière naturelle. L’édifice, qui est aussi sa maison, a été conçu pour fonctionner comme une camera obscura. Cet espace de 13 m sur 8 m abrite une imposante lentille de 1210 mm autrefois utilisée pour la cartographie, intégrée à une porte coulissante en acier noir. Boris peut ainsi réaliser des portraits d’une précision saisissante sur plaques de verre allant jusqu’à 2 m x 2 m, à un rapport 1:1 rarissime.
Arrivé au Viêt Nam en 2007, inspiré par une rencontre à Vienne avec The Impossible project et sa gigantesque Polaroid, il emportait dans ses bagages 5 000 boîtes de films non exposés. Tout en travaillant sur des commandes de mode à Hanoi et à Ho Chi Minh-Ville, il poursuivait ses projets personnels — notamment une série de portraits mélancoliques d’amants sur le pont Long Bien, au-dessus du fleuve Rouge.
Avec son studio désormais itinérant, il prolonge une série commencée il y a près de vingt ans : un portrait du littoral vietnamien bordant la mer de l’Est — un projet qu’il estime enfin achevé.
« J’aime la côte, j’aime la mer, j’aime la pêche, j’aime les pêcheurs. Quand je peux, je pêche parfois avec eux. C’est un métier difficile, mais je me sens bien parmi eux », dit-il simplement.
Son travail ne porte pas de commentaire social : il revendique une recherche avant tout esthétique. Mais il partage une profonde affinité avec le littoral et ceux qui y vivent. Boris cherche à comprendre leur mode de vie et à le documenter avec sincérité.
Le fil narratif de la série Reflets intemporels, présentée à Photo Hanoi ’25, s’est imposé après quelques jours d’essais sur le terrain. Il fallait penser en grand, imaginer comment les photographies dialogueraient dans l’espace d’exposition. La solution, comme souvent, résidait dans la simplicité : placer l’horizon au centre de chaque cadre, le point de vue et la mise au point à hauteur constante. L’assemblage horizontal relie 44 plaques de verre 10×10 cm, évoquant le panorama côtier du Viêt Nam — une ligne continue tournée vers la mer depuis la lisière du Pacifique.
Et, tout comme les pêcheurs, il y a dans sa démarche une métaphore : lancer ses lignes, jeter un filet photographique pour capturer ce que le monde veut bien offrir. Une quête immersive, soumise à d’innombrables variables, toujours à la recherche d’horizons nouveaux.
« C’est un peu comme être pêcheur — on ne sait jamais ce qu’on va attraper. Quand je regarde certaines photos, je suis moi-même surpris ! »
Texte : James Compton
Co-fondateur, Kyara Arthouse, Hoi An, Viêt Nam
📧 kyarahoian@gmail.com
LIEU
S+ Six Senses Space
168 Trấn Vũ, Trúc Bạch, Ba Đình, Hà Nội
DURÉE
08.11 – 28.11.2025
08:30 – 17:30 (Lun. – Ven.)
08:30 – 12:00 (Sam.)
ARTISTE
Boris Zuliani
COMMISSAIRE
Lê Nguyễn Duy Phương



