Coopération pédagogique en photographie : Un catalyseur du développement éducatif, personnel et social

Le programme de formation photographique de niveau universitaire à Hô Chi Minh-Ville est né d’une coopération culturelle entre le Vietnam et la France en 1998. L’idée a d’abord pris forme lors d’un voyage de travail en France, organisé dans le cadre d’une vitrine culturelle vietnamienne à L’Espace photographique de Paris (devenu plus tard la Maison Européenne de la Photographie – MEP). Lors de ce séjour, en tant que représentant du Vietnam, j’ai eu l’occasion de rencontrer des partenaires français et de proposer l’idée d’un projet commun dans l’enseignement de la photographie. De ces échanges est née une coopération officielle entre le Collège de Culture et Arts de Hô Chi Minh‑Ville et le Collège des arts de la scène et de la cinématographie de Hô Chi Minh‑Ville, avec le soutien académique de l’École Nationale Supérieure de la Photographie (ENSP, Arles) et l’appui du Service de Coopération et d’Action Culturelle (SCAC) du Consulat Général de France à Hô Chi Minh‑Ville.

Avant le lancement du premier cours officiel (1998‑2001), un atelier pédagogique d’une semaine a été organisé par IDECAF et l’Association de Photographie de Hô Chi Minh‑Ville, réunissant environ 20 photographes expérimentés. Néanmoins, lorsqu’ont été abordées les théories contemporaines et les esthétiques de la photographie, de nombreux concepts demeuraient encore peu connus et difficiles à assimiler. Les discussions revenaient souvent aux fondamentaux — des questions sur l’éclairage, la composition, et ce qui fait réellement qu’une photographie est « réussie ». Malgré ce défis, le premier cursus formel a rapidement vu le jour, accueillant une trentaine d’étudiants, pour la plupart des photographes en exercice désireux de parfaire leur art et d’explorer de nouvelles orientations en photographie contemporaine. Le cursus de trois ans mêlait théorie et pratique, s’appuyant chaque année sur des sessions d’enseignement intensives de deux à trois semaines, dirigées directement par le corps enseignant de l’ENSP.

Le soutien académique impliquait la participation de nombreux experts et conférenciers de l’ENSP ainsi que d’autres institutions artistiques françaises prestigieuses. Parmi eux : Alain Leloup, ancien Directeur de l’ENSP ; Christian Milovanoff, photographe renommé et enseignant senior ; Clément Chéroux, actuellement Conservateur en chef de la photographie au MoMA ; François Cheval, ancien Directeur du Musée Nicéphore‑Niépce ; ainsi que des artistes et chercheurs comme Serge Challon, Jean‑Luc Fournier, Patrick Talbot et Philip Blenkinsop… Du côté vietnamien, des photographes locaux assuraient la formation pratique, aidant les étudiants à développer leurs compétences tout en restant en prise avec les réalités du métier au Vietnam.

Au travers du programme, les étudiants ont été initiés à des théories avancées et aux grands mouvements en photographie, du modernisme au postmodernisme, en passant par l’art contemporain et le documentaire. Ils ont aussi appris de nouveaux regards sur l’image – comment en lire le sens littéral et symbolique, et comment comprendre les significations plus profondes des œuvres photographiques. Des textes influents tels que The photograph as contemporary art de Charlotte Cotton et Criticizing photographs de Terry Barrett, ainsi que des séries photographiques emblématiques comme People of the 20th century par August Sander et Typologies par Bernd & Hilla Becher, sont devenus des références centrales façonnant le curriculum.

Après l’obtention de leur diplôme, de nombreux étudiants ont suivi des parcours créatifs indépendants, fondés sur des bases techniques solides et une pensée critique affirmée, prenant ainsi leurs distances avec les pratiques conventionnelles des associations photographiques d’État. Plusieurs d’entre eux ont par la suite mené des carrières remarquables en tant qu’artistes, enseignants, commissaires d’exposition, photojournalistes ou encore théoriciens. Parmi eux, Bùi Thế Trung Nam a poursuivi ses études à l’ENSP et s’est fait remarquer par des projets tels que In the south of Cholon (2006) ; Ngô Đình Trúc est devenu un théoricien influent. Il a notamment enrichi le champ académique vietnamien en traduisant Criticizing photographs: An introduction to understanding images de Terry Barrett, un ouvrage de référence pour étudiants et chercheurs ; Đào Ngọc Thạch s’est engagé dans le photojournalisme dès l’obtention de son diplôme ; Lê Nguyễn Duy Phương a suivi une voie artistique : il expose largement au Vietnam et à l’international, et est aujourd’hui l’un des commissaires de la biennale Photo Hanoi ; Après une période d’études au Musée Nicéphore Niépce en France, Lê Minh Thông est retourné à Hô Chi Minh‑Ville pour diriger son propre studio de mode. Bùi Hữu Phước a développé un studio de portraits au style minimaliste inspiré par l’approche de Thomas Ruff. Quant à moi, avec Bùi Xuân Huy, je me suis orienté vers l’étude de la théorie et de l’histoire de la photographie tout en développant des programmes de formation visant à nourrir la pensée visuelle chez les jeunes générations.

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In the South of Cholon (2006) de Bùi Thế Trung Nam et la série ID Card (2004) de Bùi Hữu Phước ne sont que deux des nombreux projets remarquables réalisés par des anciens élèves du programme. Ces deux œuvres ont été citées par des chercheurs en art internationaux dans de nombreuses discussions sur les pratiques artistiques visuelles au Vietnam au début du XXIe siècle. Elles se distinguaient par une esthétique singulière, une rigueur technique et une approche novatrice des sujets, les éloignant des tendances dominantes de la photographie de l’époque. Plutôt que de suivre les thèmes familiers promus par les associations photographiques d’État, tels que l’exaltation de la beauté du peuple ou de la nation , ils ont mené des projets de longue haleine en orientant leur objectif vers des espaces négligés et des scène de la vie quotidienne, élargissant ainsi le champ de réflexion sur la société contemporaine.

Au-delà de l’enseignement, la collaboration a également touché la communauté au sens large à travers des séminaires et des conférences thématiques organisés dans des lieux comme l’IDECAF, le Goethe‑Institut, et des galeries indépendantes. Ces événements ont ouvert un espace de dialogue, attirant aussi bien les passionnés de photographie que le grand public, créant des occasions de réflexion sur l’influence de la culture visuelle et le rôle de la photographie dans la société contemporaine.

Après 2009, le programme d’éducation photographique collaborative entre le Vietnam et la France s’est interrompu, principalement en raison de changements de politique et de personnel. À Hô Chi Minh‑Ville, nombre de responsables culturels ayant fortement soutenu le projet ont progressivement pris leur retraite, tandis que l’équipe du Service de Coopération et d’Action Culturelle du Consulat Général de France achevait ses fonctions sans qu’une relève claire ne soit assurée. Dans le même temps, la France a ajusté sa politique culturelle étrangère, notamment la restructuration de l’AFAA — l’ancêtre de l’actuel Institut français — ce qui a affecté directement les ressources allouées au programme. Du côté local, certaines voix conservatrices se sont demandé si les méthodes pédagogiques de l’ENSP offraient vraiment quelque chose de nouveau par rapport aux programmes nationaux, ce qui a affaibli la volonté de poursuivre la collaboration. Pourtant, l’héritage du programme reste fort : il a encouragé l’esprit critique en photographie, développé une base pour l’analyse visuelle, et formé une génération d’artistes, d’enseignants et de chercheurs qui continuent de façonner le visage de la photographie contemporaine vietnamienne aujourd’hui.

Le modèle d’éducation collaborative entre le Vietnam et la France n’était pas simplement une formation professionnelle — c’était un voyage qui a élargi les perspectives artistiques, nourri la créativité et ouvert un dialogue entre cultures. Bien que le programme ne soit plus actif, il demeure une preuve vivante du pouvoir de l’enseignement artistique transfrontalier – un outil de développement durable qui génère des bénéfices durables pour les individus et la société.